L’édition 2025 de la CIC Normandy Channel Race a été marquée par un incident rare : la collision entre un porte-conteneurs et le Class40 NST-Cabinet Z, coupé en deux avant que ses skippers, Thomas Jourdren et Cédric de Kervenoaël, ne soient hélitreuillés. Tip & Shaft revient sur l’enchaînement des faits.
Nuit du 27 au 28 mai. La flotte de la CIC Normandy Channel Race, dont le parcours a été modifié pour éviter du vent trop fort en Mer Celtique, enroule l’Occidentale de Sein avant de mettre le cap vers le Fastnet. Alors en 12e position, NST-Cabinet Z longe par le sud le DST d’Ouessant, filant à 16-18 nœuds au travers dans 25 nœuds de sud-ouest et environ 3 mètres de mer. Le Class40 mené par Thomas Jourdren et Cédric de Kervenoaël s’apprête à croiser la route du rail descendant d’Ouessant (voir la carto) ; le premier est dans le cockpit, le second à l’intérieur en train de se reposer.
La suite, c’est Thomas Jourdren qui nous la raconte : “Je vois à l’AIS un cargo qui arrive du nord [l’Ital Bonny, parti d’Anvers à destination du Pirée, NDLR], la route théorique me donne un passage devant lui. Afin de valider et d’être bien sûr qu’il nous a vus, je le contacte en lui expliquant que je suis un bateau à voile en course et je lui demande si je peux passer devant lui. Il met du temps à me répondre, mais il finit par me dire qu’il est OK et qu’il va changer sa route. De mon côté, je le cherche en permanence sous le vent pour essayer de l’avoir en visuel, mais je ne le vois à aucun moment.”
Quelques minutes plus tard, changement de ton : “Il me rappelle en me traitant de malhonnête, comme quoi je ne suis pas un bateau à voile, il doit penser ça du fait de notre vitesse élevée.” A l’intérieur du bateau, Cédric de Kervenoaël s’inquiète : “J’entends l’interlocuteur dire : « You’re not a sailing boat, you take me for a piece of shit ». Je me lève, je demande à Thomas quel est le problème, parce que je comprends qu’il n’a pas tout compris, je prends alors la VHF pour dire au cargo qu’on est très rapides parce qu’on est un bateau de course.”
Le témoignage de Jay Thompson
Cette conversation, Jay Thompson, alors juste derrière avec Pamela Lee à bord de #Empowher, la capte lui aussi, comme il nous le raconte : “J’étais sur le pont, Thomas était un mile devant nous, un peu sous le vent, on voyait le feu de navigation. Je l’ai entendu appeler le cargo pour lui demander s’il pouvait passer devant, le cargo a répondu OK. Plus tard, j’ai entendu le cargo dire, d’une façon pas du tout sympa et professionnelle : « You need to give way, I’m the stand on vessel » [ce qui signifie, dans le langage maritime, qu’il n’a pas à dévier sa trajectoire, NDLR]. Et très vite, je me rends compte que le feu de navigation a disparu, tout comme le bateau à l’AIS, j’appelle alors Thomas à la VHF pour savoir s’il va bien, zéro réponse.”
Et pour cause, malgré une tentative d’évitement de dernière minute de Thomas Jourdren lorsqu’il voit subitement la grosse masse noire fondre sur lui, le cargo percute le Pogo S4, à 1h50, et le coupe littéralement en deux. “J’entends Thomas hurler : « Ça passe pas, ça passe pas ! », et là, on s’est fait éclater la gueule”, soupire Cédric de Kervenoaël. N’y avait-il pas moyen d’éviter la collision, sachant que l’équipage suivait la trajectoire du cargo italien l’AIS ? “L’AIS dit qu’on passe devant, le mec nous dit qu’il modifie sa course, est-ce qu’il l’a vraiment fait ? L’enquête le dira, répond Cédric de Kervenoaël. De notre côté, on n’a aucune raison d’imaginer ce qui va se passer, je pense qu’on a pris toutes les précautions. Tout est allé très vite après le dernier contact à la VHF et visuellement, on ne le trouvait pas, je n’ai pas vu une lumière, quand il est parti non plus.”
Le duo a alors d’autres préoccupations : se sauver. Car l’arrière du Class40, sous le poids de la quille, penche vers l’avant et se remplit d’eau par la descente. “J’ai le réflexe de récupérer l’Epirb (balise de détresse] dans la descente et Cédric réussit à attraper le bidon de survie qui, par chance, flotte au niveau de la descente, raconte Thomas Jourdren. En moins de deux minutes, on se hisse sur le tableau arrière, je déclenche l’Epirb et lance un mayday à la VHF.” Aussitôt entendu par Pamela Lee à bord de #Emphower, qui contacte immédiatement le Cross Corsen, ce dernier venant de recevoir le signal de détresse et d’en informer la direction de course, à savoir Miranda Merron et Pierre Hays (alors de veille).
Des minutes critiques
“Nous avons eu la confirmation par la concurrente arrivée derrière que c’était une vraie alerte, on a donc déroulé une opération assez classique de récupération de naufragés par un hélicoptère H160 de la Marine qui a vite décollé”, confirme Pascal Blin, chef du service opération du centre de secours basé à Plouarzel. A ce moment, l’objectif est cependant d’essayer de récupérer les deux naufragés sur #Emphower, parce que l’épave continue à se remplir d’eau.“Le Cross dit à Pam qu’il envoie un hélicoptère mais que ça va prendre au moins 40 minutes, donc ils voulaient voir si on pouvait essayer de les sauver, sachant qu’ils n’avaient pas de TPS”, explique Jay Thompson. Mais rien ne se passe comme prévu : “On essaie de percuter notre radeau pour être prêts à monter dedans au cas où la situation empire, raconte Thomas Jourdren, mais il ne se percute pas, parce que la bonbonne de gaz n’est pas connectée au boudin. Ils percutent ensuite le leur, mais la sangle thermosoudée au boudin s’arrache”.
Sans doute le pire moment pour les quatre acteurs, comme le confirme Jay Thompson : “5-10 minutes avant l’arrivée de l’hélicoptère, j’ai senti un changement de ton dans la voix de Thomas à la VHF, il commençait à avoir vraiment froid, donc on réfléchissait avec Pam comment essayer d’attacher notre bateau à l’étrave, qui était plus dégagée, et leur jeter un bout pour les récupérer.” Finalement, les deux naufragés tiennent bon et voient arriver l’hélicoptère qui les récupère à 4h du matin, l’un après l’autre, pour les transporter sur la base navale de Brest avant un transfert au CHU de Brest. Le directeur de la CIC Normandy Channel Race, Manfred Ramspacher, prévient alors les familles de l’incident et de son issue heureuse.
Le cargo dérouté
De leur côté, Thomas Jourdren et Cédric de Kervenoaël, après des examens médicaux, sont entendus le matin par la gendarmerie maritime. Car sitôt l’affaire connue, cette dernière en informe le procureur de Brest qui décide alors de l’ouverture d’une enquête judiciaire, la priorité étant alors d’identifier le cargo, mission confiée à la Préfecture maritime de l’Atlantique, comme nous le confirme Alban Simon, son porte-parole : “Comme ce bateau italien avait été en contact avec le voilier avant la collision, il lui a été demandé de se dérouter pour un besoin judiciaire, on a dans le même temps pris contact avec l’armateur (Evergreen) pour l’informer, il n’y a pas eu d’opposition, ni de l’armateur ni du capitaine.”
Dérouté vers Saint-Nazaire, l’Ital Bonny reçoit le 29 mai la visite de la gendarmerie maritime, qui saisit tous les enregistrements du bord et entend le capitaine et son second, qui, selon Cédric de Kervenoaël, était aux commandes lors de la collision (le premier dormait). “Les gendarmes sont également venus chez nous le mercredi matin, car la collision a eu lieu dans notre zone de surveillance du trafic, explique de son côté Pascal Blin, pour le Cross Corsen, qui, dans le même temps, a coordonné les opérations de récupération de l’épave, assurée par Adrien Hardy (elle est arrivée à Lorient). Leur objectif est de vérifier si on a fait ce qu’on devait faire et de récupérer les bandes sonores de l’opération, comme ils l’ont fait après sur le cargo, ce qui leur permet d’avoir toutes les données passerelles, les micros d’ambiance, ils vont avoir une bonne idée de ce qui s’est passé.”
Le cargo a finalement été autorisé à reprendre la mer pour arriver jeudi 5 juin en Grèce, tandis que Thomas Jourdren, entendu une nouvelle fois mercredi par la gendarmerie, et Cédric de Kervenoaël, qui souffre de quatre côtes cassées, ont déposé plusieurs plaintes auprès du Tribunal judiciaire de Saint-Pol-de-Léon. Pour quels motifs ? “Mise en danger de la vie d’autrui, coups et blessures involontaires ayant entraîné une ITT de moins de trois mois, non-respect des règles de surveillance en mer, destruction de biens d’autrui et non-assistance à personnes en danger”, répond le second, avocat de profession. Qui précise : “Les plaintes vont sans doute être jointes à l’enquête préliminaire du parquet de Brest qui décidera s’il y a lieu d’ouvrir une instruction ou de juger directement devant le tribunal, sachant qu’il peut y avoir un sujet de compétence territoriale parce que c’est un bateau battant pavillon italien.”
Les radeaux en question
Comme Thomas Jourdren, Cédric de Kervenoaël a été particulièrement choqué par le silence du cargo quand ils ont lancé leur mayday : “Non seulement, ils n’ont pas cherché à venir à notre secours, mais en plus, ils ont éteint leur AIS dès qu’ils nous ont percutés pour ne le remettre en marche que le lendemain quand la Préfecture maritime leur a intimé de se dérouter.” Les deux hommes soulignent au passage à quel point les stages de survie World Sailing et le briefing sécurité avant la course leur ont permis de garder leur calme et de faire les bons gestes malgré l’urgence de la situation.En tant que président de la Class40, Cédric de Kervenoaël a enfin décidé de prendre à bras-le-corps le sujet des radeaux de survie : “Il n’est absolument pas tolérable que des radeaux ne se gonflent pas ou aient des poignées qui s’arrachent quand on veut les tracter. On va arrêter de jouer à la roulette russe pour gagner du poids“, assène-t-il.
Avant d’ajouter : “Je réunis un CA de la classe demain (vendredi) à 16h pour trancher entre un radeau monotype ou des types de radeaux agréés pour laisser la concurrence jouer, je suis en train de rassembler toute la documentation sur les poids et les tailles, sachant qu’on n’a pas le temps de les essayer, parce qu’on a des courses dans trois semaines, la Massilia Cup Offshore et Les Sables-Horta. Peut-être que vu le timing, il faudra trouver une solution provisoire, mais c’est de ma responsabilité de président de ne pas laisser des gens partir sur ces courses avec des radeaux Waypoint.”
Photo : Préfecture Maritime de l’Atlantique