Laurent Esquier détaille ses vues sur l'America's Cup

Laurent Esquier : “La Coupe est une question de personnages”

S’il est peu connu en France, Laurent Esquier est une figure du monde de la Coupe de l’America, dans lequel il évolue quasiment sans discontinuer depuis sa première participation comme navigant en 1974 aux côtés du Baron Bich. Aujourd’hui à la tête de COR36, il est chargé d’organiser les America’s Cup World Series, dont le calendrier 2020 a été présenté mi décembre, et la Prada Cup. Des sujets qu’il évoque pour Tip & Shaft.

Comment avez-vous découvert la Coupe de l’America ?
Je me suis retrouvé au cours de l’hiver 1973 sur le port d’Hyères lorsque le Baron Bich a récupéré ses bateaux qu’il avait auparavant confiés à Paul Elvström. J’étais alors étudiant à l’université de Toulon et j’ai commencé à naviguer sur ses différents 12 mètres, je me suis ensuite retrouvé embarqué sur la Coupe de l’America en 1974 puis sur les deux éditions suivantes avec le Baron Bich. Si j’avais été sur le port du Lavandou plutôt qu’à Hyères, je n’aurais probablement pas eu cette opportunité, disons que le hasard a bien fait les choses pour Laurent Esquier

Quelle a été la suite ?
La Coupe de l’America est un tout petit monde, tout le monde se connaît, donc au bout de trois éditions, j’ai été engagé par l’équipe américaine de Dennis Conner, Stars & Stripes, comme navigant sur le second bateau et pour m’occuper de la construction d’un des 12 mètres. Ensuite, j’ai fait quelques mois avec Yves Pajot, avant d’être engagé comme entraîneur et manager par les Néo-Zélandais qui démarraient dans la Coupe – j’ai fait avec eux l’édition 1987 et celle de 1988 avec le grand bateau à San Diego. Puis, j’ai été recruté par Raul Gardini comme directeur des opérations d’Il Moro di Venezia, je suis retourné en 1995 en Nouvelle-Zélande sur Tag-Heuer avec Chris Dickson, avant mes premières expériences avec Prada, toujours comme directeur des opérations, sur les Coupes 2000 et 2003. Je suis ensuite passé chez Oracle en 2007 et chez Artemis que j’ai quitté à mi-chemin de la 34e Coupe à San Francisco [il a alors officié en tant que « event manager » de l’épreuve, NDLR]. Depuis ma première Coupe, je n’ai manqué que deux éditions, le duel entre les deux multicoques à Valence en 2010 et la dernière aux Bermudes.

Comment vous retrouve-ton aujourd’hui CEO de COR36 et en quoi consiste votre rôle ?
Tout simplement parce que le patron de Prada, Patrizio Bertelli, avec lequel j’avais travaillé pendant sept ans déjà chez Luna Rossa, m’a passé un coup de téléphone. A l’époque, je venais de finir un projet de construction d’un gratte-ciel dans l’Etat de New York, sa proposition tombait bien, j’ai rejoint l’équipe fin septembre 2017. Pour ce qui est de mes missions, le challenger of record a deux bras opérationnels : l’un, compétiteur, Luna Rossa, dont je ne m’occupe pas du tout, et l’autre, COR36, la société chargée de la sélection du meilleur challenger pour affronter le defender dans le Match de l’America’s Cup. Donc ça veut dire organiser les America’s Cup World Series, puis la Prada Cup entre les challengers, c’est de cette partie que je m’occupe.

Les challengers ne sont que quatre, avec encore des doutes sur Stars & Stripes, est-ce décevant ?
Est-ce que c’est surprenant de n’avoir que trois challengers pour l’instant ? Non. La Coupe de l’America est un événement un peu spécial. Si on voulait en faire quelque chose de plus régulier et de plus structuré avec de la continuité dans le temps, il faudrait changer le Deed of Gift [la « Constitution » de la Coupe, NDLR], ce qui nécessiterait que tout le monde soit d’accord, ce qui n’est pas facile, voire impossible, c’est ça qui rend la physionomie de chaque Coupe différente. Si la manifestation était purement commerciale, comme le souhaitaient les tenants du titre précédents, ça deviendrait SailGP. Est-ce que j’aurais souhaité avoir six challengers ? Bien sûr. Mais vu la donne de départ, on a vite compris que ce ne serait pas possible, surtout pour la partie technologique : le fait qu’il n’y ait que trois challengers est en partie dû à la complexité du bateau.

Avez-vous des nouvelles de Stars & Stripes ? Seront-ils à Cagliari en avril ?
Nous n’avons pas plus de nouvelles que vous. La dernière fois que nous avons entendu parler de Stars & Stripes, c’était lors d’une réunion avec eux en juillet à Newport, depuis absolument rien. Est-ce qu’ils seront à Cagliari avec un bateau ? Non. Nous n’avons aucune nouvelle du fait qu’ils auraient commencé à construire… Je ne peux pas vous dire ce qui se passera ensuite, c’est une question à poser au Royal New Zealand Yacht Squadron qui a accepté le défi de Stars & Stripes, mais le problème de son éligibilité va se poser : est-ce qu’il est capable de s’aligner avec un bateau et de payer ce qu’il doit au moment de la première régate de la sélection des challengers ? [Stars & Stripes nous fait savoir, suite à cette interview, que le défi américain “reste engagé dans la 36e Coupe de l’America”, NDLR].

Les America’s Cup World Series devaient à l’origine démarrer en 2019, pourquoi ce retard ?
La raison principale, c’est que la construction des bateaux est en retard, à cause des complications techniques sur les bras de foils. On pensait les mettre à l’eau il y a six mois, ils ne l’ont été qu’il y a deux mois. Le mur sur lequel on a ensuite buté, c’est celui du temps de transport, parce qu’ensuite, il faut aller en Nouvelle-Zélande, soit sept semaines de voyage.

Vous dites que les AC75 sont très compliqués, ne le sont-ils pas trop ?
Je ne sais pas si c’est trop, parce qu’avec la Coupe de l’America, on ne sait jamais jusqu’où il faut sauter, c’est ce qui en fait la difficulté, mais aussi l’attrait. Après, c’est vrai que c’est extrêmement compliqué et cher, ça prend énormément de temps…

Si c’était à refaire, faudrait-il choisir une jauge moins complexe ?
Au niveau choix de la jauge, probablement. Maintenant, il ne faut pas que la Coupe devienne un championnat de monocoque de série, il faut laisser de la place au développement, à l’invention, au saut dans l’inconnu. En voyant ces bateaux, qui sont quand même époustouflants, on se demande à quoi ressembleront les prochains. Je pense qu’on ne pourra pas rester avec cette classe, très complexe. Mais où ira-t-on ensuite ? Ça dépendra encore de la philosophie du gagnant : est-ce que ce sera une position un peu plus commerciale qui nécessitera d’attirer des équipes, des pays, des sponsors ? On verra.

Ça veut dire que la 36e Coupe est selon vous moins tournée vers cet aspect commercial ?
Regardez qui est derrière les équipes existantes : il y a très peu de sponsors commerciaux. La Nouvelle-Zélande, c’est l’Etat et un ou deux personnages-clés ; derrière Ineos, Luna Rossa et American Magic, c’est un passionné à chaque fois. Ceci dit, en comparaison des éditions précédentes, cette Coupe est beaucoup plus tournée vers la médiatisation et la communication : à la différence des années précédentes, le produit « race management », télévision et graphique, est donné gratuitement à qui veut le diffuser. Ça veut dire qu’une grosse partie de mon budget, presque les deux tiers, est consacrée à la production d’images, auxquelles tout le monde a accès gratuitement. A moins que vous ne vouliez l’exclusivité, et là, il y aura un petit droit à payer. Si une chaîne française vient me voir et s’engage à diffuser les images, elle aura accès à la production.

Quel est le budget de COR36 pour organiser tout ça ?
Je ne peux pas vous le donner, mais il est un peu au-dessus de la moitié du budget d’une équipe [qui est de plus de 100 millions d’euros, NDLR].

On entend souvent parler de tensions entre le defender et le challenger of record, quels rapports entretenez-vous ?
Ce sont les tensions auxquelles on s’attend. Notre boulot, c’est quand même de faire sortir la Coupe de Nouvelle-Zélande, donc nous ne nous faisons pas d’illusions sur nos rapports et cette collaboration est tendue sur tout ce qui concerne l’activité sur l’eau. Elle l’est moins pour tout ce qui est production télé et village.

Pour finir : la France a du mal ces dernières années à être présente et à performer sur la Coupe, comment analysez-vous ça ?
Il y a tout le talent qu’il faut en France, la preuve : on trouve des Français dans toutes les équipes, des navigants et surtout des concepteurs et ingénieurs. Ce qui manque, c’est le budget de départ qui permet d’entrée d’engager la bonne équipe. Je pense que la physionomie française du sponsoring n’est pas adaptée à cet événement, l’inverse est aussi vrai. Il faut trouver un passionné, c’est toujours une question de personnages derrière la Coupe, on le voit sur Team New Zealand soutenu depuis dix ans par un Italien [Matteo de Nora], c’était le cas en France avec le Baron Bich. Si on ne trouve pas ce personnage, il faut un groupe important, mais là encore, il faut qu’au sein du groupe, un décideur fasse le choix de dire : « Moi, je préfère la Coupe au golf ou à la Formule 1 ».

Photo : COR36

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