Franck Cammas Charal

Franck Cammas : “Cette quatrième place n’est pas si mal”

Arrivé 4e dimanche 19 novembre de la Transat Jacques Vabre Normandie-Le Havre en Imoca avec Jérémie Beyou sur Charal, Franck Cammas s’est envolé dès mercredi pour Djeddah (Arabie saoudite), où débute le 29 novembre la deuxième Preliminary Regatta de la 37e Coupe de l’America. Entre deux avions, l’Aixois a longuement échangé avec Tip & Shaft. Nous avons publié vendredi 24 novembre la première partie de l’entretien, consacrée à la transat, la seconde, sur le défi Orient Express Racing Team, paraîtra vendredi.

Quel bilan tires-tu de la Transat Jacques Vabre ?
Avec Jérémie, on n’était pas partis pour faire quatrièmes, mais au vu de ce qui nous est arrivé une semaine avant l’arrivée, quand on a perdu notre mast head zero (grand gennaker)on ne pouvait pas espérer beaucoup mieux. Après, je pense que même sans ça, il nous manquait de la « speed » au portant par rapport à For People qui a été assez phénoménal – je n’avais pas remarqué autant de différences lors des entraînements avant la transat. Malgré ça, je trouve qu’on a su adapter le bateau de mieux en mieux avec notre J0 (voile d’avant plus petite) pour reprendre cette quatrième place, donc ce n’est pas si mal. Et stratégiquement, on s’est engagés sur la route sud comme 90% des favoris. La sortie du premier front avait refroidi tout le monde, ça avait été violent, avec des choses qui se décollaient sur tous les bateaux. Donc c’était une option sage, perdante au début, devenue de plus en plus gagnante par la suite, parce que la route nord était plus compliquée, avec des zones de transition et de calme, du vent fort et de la mer, tandis que celle au sud allait plus vite que prévu – je pense qu’il fallait comparer 90% de la polaire au nord avec 115% de la polaire au sud.

Peux-tu nous raconter ce qui vous est arrivé sur ce mast head zero et dans quelle mesure sa perte vous a-t-elle handicapés ?
On a eu un problème de câble lors de la deuxième nuit dans l’alizé, si bien que le guindant ne pouvait pas être tenu. A ce moment-là, soit on changeait de câble, mais ça nous obligeait à nous arrêter et on perdait 60 milles, soit on utilisait une autre voile. Comme on sentait déjà qu’ils (For People et Paprec Arkéaavaient une vitesse qu’on n’arrivait pas à atteindre avec notre mast head zeroon s’est dit qu’on allait changer notre fusil d’épaule avec le J0. Et finalement, même s’il était trop petit, on a progressé dans son utilisation, on arrivait à matcher avec eux à partir de 18 nœuds de vent, on a aussi réussi à trouver des petits réglages sur les foils. En revanche, quand ça tombait à 15 nœuds, on avait plus de mal. On maintenait de bonnes vitesses, mais on avait de très mauvais angles, on perdait 4 à 5 degrés d’angle à chaque empannage, ça faisait beaucoup de perte en VMG. Maintenant, le point positif, c’est que ça nous a obligés à travailler dans un mode dégradé qui a fini par devenir bon, ce qui me fait dire que je suis persuadé que le bateau peut être rapide au portant, comme il l’est sur les autres allures.

 

“Thomas Ruyant a
la formule magique pour les transats”

 

En quoi For People a-t-il été supérieur ?
Il a une configuration de voile clairement atypique : il a conçu ses J2 et J3 pour que, au portant dans l’alizé, les deux voiles fonctionnent ensemble, en plus du quad qu’il avait déjà utilisé il y a deux ans – c’est un grand J0 qui se fixe sur l’outrigger. Du coup, ça donne un mode de navigation « multicoque », avec un angle de vent apparent très fermé, qui fonctionne très bien jusqu’à 22-23 nœuds de vent. Ça fait quelques années que Thomas Ruyant montre qu’il est excellent dans ces conditions, il a typé son bateau pour ça et il perd très peu dans les autres conditions, bien joué à lui ! Il faut se rappeler qu’il y a deux ans, il avait mis 24 heures au deuxième, pas avec la même carène, mais avec cette configuration de voiles qu’il maîtrise très bien dans l’alizé. Il a clairement la formule magique pour les courses types transats. Les 100 milles d’écart avec Paprec Arkéa, qui a la même carène, ne sont dus, selon moi, qu’à la config de voiles, on le voit d’ailleurs aussi sur For The Planet (ex LinkedOut de Thomas Ruyant) qui, avec une “vieille” carène mais le même setting de voiles, arrive quasiment deuxième, en tenant par moments des moyennes incroyables. Ça fait trois transats que Thomas gagne avec les mêmes solutions et qu’il montre la voie : je trouve qu’on n’a tous pas assez réagi ou pas assez bien identifié où et comment on gagne une transat. Il faut vraiment se concentrer sur la performance au portant dans 18-22 nœuds de vent et arrêter de mettre trop de poids sur les allures minoritaires. Oui, ça fait mal de perdre pendant une demi-journée à cause d’un choix de voiles, mais si on est gagnants pendant les sept jours suivants, il ne faut pas hésiter.

Pourquoi n’aviez-vous pas embarqué de quad à bord de Charal, ce qui aurait pu vous servir dans l’alizé ?
Sur la route « normale » de la Transat Jacques Vabre [le parcours prévu à l’origine, il a été finalement réduit suite au décalage de neuf jours de départ, NDLR], il y avait une longue partie après les îles au Brésil où tu flirtais avec du plein vent arrière dans 8 à 12 nœuds de vent, une fourchette de 4 nœuds dans laquelle le spi était assez indispensable. On avait aussi pris le fractionné (un gennaker plus grand que le J2) dont, d’après les routages au départ, on aurait dû avoir besoin dix heures sur toute la course après le premier front, dans 15-18 nœuds de vent au reaching. Finalement, on n’a pas pu le sortir car il y avait un état de mer qui ne nous permettait pas de mettre de la toile, on a tout fait sous J2 en essayant de ne pas casser le bateau. Sur la partie portant, on espérait tout faire avec le mast head zero, donc on n’avait pas pris de quadc’est une erreur et c’est regrettable parce qu’on avait les cartes en main pour être performants.

 

“J’aimerais bien mettre
en œuvre un projet Imoca complet”

 

Donc il est possible de combler ce retard ?
Bien sûr ! Et surtout, on ne peut pas tirer de conclusions de la Jacques Vabre en vue du Vendée Globe, parce que la partie alizé est proportionnellement très courte par rapport au tour du monde, tu as 90% de la route sans alizé. Aujourd’hui, en dehors de Malizia, qui a d’ailleurs montré de belles capacités avec sa carène plus rockée vers l’arrière, personne, parmi les nouvelles carènes, n’a encore été naviguer au portant autour de l’Antarctique. Tout devient beaucoup plus complexe quand tu es dans 25-35 nœuds avec de la mer, ce sont des conditions dans lesquelles tu ne peux pas attaquer pareil, avec des vents apparents faibles. Aujourd’hui, on ne sait pas ce que peuvent donner ces bateaux sur le Vendée Globe, ça risque d’être un peu la surprise pour tout le monde, même si les nouvelles carènes semblent mieux conçues pour passer dans la mer que celles d’il y a quatre ans.

Comment s’est passée la cohabitation en mer avec Jérémie ?
Il n’y a pas eu de surprise, on est deux gars assez studieux et parfois taiseux sur le bateau, on n’est pas partis dans de grandes envolées lyriques et philosophiques quand on se passait le relais dans nos quarts, c’étaient plus des confrontations d’idées sur la stratégie, les réglages… La partie alizé a été un peu longue, mais sinon, on a eu de très bons moments, notamment au début quand on était en tête sans forcément pousser sur le bateau.

Ta collaboration avec lui va-t-elle se poursuivre jusqu’au Vendée Globe ?
On n’en a pas encore beaucoup discuté, mais c’est sûr que ça m’intéresserait de continuer à l’aider pour améliorer les performances du bateau, il y a encore des mises au point à faire.

Est-ce qu’un projet Imoca t’intéresserait, notamment en vue du Vendée Globe 2028 ?
Oui. Les connaissances que j’ai acquises pendant cette expérience de deux ans me permettent aujourd’hui d’avoir une bonne vision, donc j’aimerais bien mettre en œuvre un projet complet, c’est quelque chose qui m’exciterait. Après, les navigations ne sont pas simples, les skippers vont souffrir sur le Vendée Globe. Les bateaux sont hyper intéressants techniquement, mais il faut faire attention à ce que ça ne devienne pas trop un calvaire de naviguer dessus. Il y a eu des discussions pour trouver des solutions techniques, les plans porteurs sur les safrans en sont une, on sait que ça fonctionne sur d’autres séries. Pour l’instant, il y a une réticence de la majorité des coureurs sur ce sujet, mais l’Imoca doit veiller à ce que la classe ne perde pas de son intérêt vis-à-vis des skippers si les bateaux sont trop déplaisants à vivre.

Photo :  Maxime Mergalet

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