Clarisse Crémer et Tanguy Le Turquais

Ce qu’il faut savoir de “l’affaire Crémer/Le Turquais”

La course au large est secouée depuis lundi par une nouvelle affaire suite aux révélations du Télégramme sur une suspicion de routage lors du dernier Vendée Globe de Clarisse Crémer par son compagnon Tanguy Le Turquais. Tip & Shaft vous en dit plus.

L’affaire débute lundi lorsque Le Télégramme révèle que Jean-Luc Denéchau, président de la Fédération française de voile, a demandé l’ouverture d’une instruction suite à des soupçons de routage sur le dernier Vendée Globe. Ce que ce dernier nous a confirmé par message : J’ai reçu un mail anonyme dimanche après-midi concernant un skipper du dernier Vendée Globe, dans lequel nous pouvons penser qu’il y a une présomption de routage. Selon l’application de la règle 69 des Règles de Course à la Voile (RCV) de World Sailing, j’ai demandé au président du comité de course et à l’autorité organisatrice du dernier Vendée Globe de désigner un nouveau jury de course. Ce jury pourra entendre les différentes parties prenantes et éventuellement en faire un rapport. Nous serons alors en mesure de décider si nous entamons des procédures disciplinaires.”

Le mail anonyme en question – envoyé également à plusieurs médias et marins – contenait des photos de conversations WhatsApp lors du dernier Vendée Globe, provenant du téléphone de bord de l’Imoca Banque Populaire X, entre la skippeuse, Clarisse Crémer, et son compagnon, Tanguy Le Turquais. Les clichés du téléphone ont été pris depuis le trimaran Banque Populaire XI à une date indéterminée. Par qui ? Interrogé sur la question, le team Banque Populaire, occupé à organiser l’escale technique à Rio de Janeiro d’Armel Le Cléac’h sur l’Arkea Ultim Challenge-Brest, ne nous a pas répondu.

Tip & Shaft a eu accès aux fameuses captures d’écran, datées notamment du 12 novembre, du 20, 25 et 27 décembre 2020, du 9 janvier 2021 et des derniers jours de course. Les échanges évoquent plusieurs fois la situation météo, avec par exemple, le 27 décembre, le message suivant de Tanguy Le Turquais accompagné d’une photo d’un routage vers le cap Horn : “C’est réaliste ou pas du tout ? Préserve bien ton bateau mon petit ouistiti d’amour” ; ou, le 31 janvier 2021 à 19h51, cette question (la seule à notre connaissance) posée par Clarisse Crémer, à quelques jours de l’arrivée : “Tu en penses quoi de cette petite dep (dépression) de mercredi matin ? Parce que si on veut une arrivée en mode nickel, c’est sûr qu’à partir de 13h TU, c’est beaucoup plus sympa.”

 

Routage ou non ?

 

Est-on ici dans un cas de routage météo, interdit par l’avis de course du Vendée Globe 2020 et défini dans l’article 4.3.1 ? Pour plusieurs skippers ayant disputé ce cette édition, que Tip & Shaft a contactés mais qui ont préféré garder l’anonymat, la réponse est oui : A partir du moment où tu as des captures d’écran Adrena, je ne vois pas ce que ça peut être d’autre qu’un routage, estime un marin. “J’ai vu quelques captures d’écran, pour moi, ça ne fait aucun doute que c’est interdit”, commente un autre, qui s’insurge à la lecture de certaines réactions laissant entendre que ce type de conversation est monnaie courante. “On n’a jamais eu le droit de te dire « attention, demain il y a du nord-ouest » ou « dépêche-toi, la dep arrive », tout le monde le sait. On n’a même pas le droit de te dire le temps qu’il fait à Brest quand tu es dans le Grand Sud. Si ta femme te dit « aujourd’hui, il fait grand bleu », c’est limite. C’est interdit de parler de météo !”

Double vainqueur de l’épreuve, Michel Desjoyeaux, tout en affirmant qu’il y a “déjà eu des cas similaires qui n’ont pas été révélés, notamment sur le Vendée Globe 1996, c’est une certitude, mais je ne donnerai ni nom, ni mes sources”, raconte de son côté : “Sur mon Vendée Globe 2000, on faisait vachement gaffe avec mon attaché de presse à la façon dont il me posait les questions ; il ne me demandait jamais ce qui allait se passer avec la dépression à venir, il me demandait de raconter la météo. Avant le départ, on déclare sur l’honneur qu’on a informé sa famille, son équipe technique, ses sponsors, des règles de non-routage qu’on s’engage à respecter, ce n’est pas discutable.”

Team manager du projet Initiatives Cœur de Sam Davies, David Sineau, qu’on voit échanger fréquemment avec la Britannique dans le documentaire Seule autour du monde, consacré au Vendée Globe 2020 de cette dernière, explique quant à lui : “Pour moi, la frontière est hyper claire : je ne parle jamais à Sam de route, de météo ou de concurrence. Même quand elle a cassé, je ne lui disais pas : « Tu as du petit temps, c’est bon, tu peux rejoindre l’Afrique du Sud », parce qu’elle était toujours en course. Dans ma tête et dans ma pratique, la ligne est hyper claire.”

 

Les deux marins se défendent

 

A-t-elle été franchie par Clarisse Crémer et son compagnon ? Directeur de course du dernier Vendée Globe (et membre de la « DC » de l’édition 2024), Jacques Caraës, qui “tombe des nues” et trouve “pas très courageux de lancer un tel pavé dans la mare anonymement”, se montre nuancé : “Le peu que j’ai vu, avec une trace Adrena et le commentaire qui l’accompagne, pour moi, ce n’est pas ça, l’aide à la performance. Je serais un peu déçu qu’une carrière de sportif s’écroule pour ça et, surtout, je trouve qu’on a presque le verdict avant l’expertise du jury, c’est un peu indélicat.”

Joints par Tip & Shaft, Clarisse Crémer et Tanguy Le Turquais, très marqués par cette affaire, un an après celle qui avait conduit à la séparation entre Banque Populaire et la navigatrice, n’ont pas souhaité en dire plus que le message envoyé jeudi sur leurs réseaux sociaux respectifs. “Durant nos échanges qui relèvent essentiellement de l’intimité d’un couple, Tanguy ne me donne jamais la moindre information que je n’ai déjà, écrit Clarisse Crémer. Aucune conversation avec lui n’a contribué à ce que je change de trajectoire ou que je fasse un choix stratégique qui aurait eu un impact sur ma course. J’ai toujours fait tous mes choix de performance seule et sans assistance, conformément aux règles.”

A l’appui de ces propos, des proches des deux skippers, à qui ces derniers se sont ouverts et avec lesquels Tip & Shaft a pu échanger, mettent en avant le fait que les messages incriminés tournent essentiellement autour de la sécurité, concédant que le couple “a peut-être péché par naïveté ou maladresse”. Ils ajoutent que la navigatrice, preuve de sa bonne foi, a laissé le téléphone de bord à l’arrivée du Vendée Globe à disposition de son équipe et de l’autorité organisatrice, la SAEM Vendée, sans chercher à effacer les messages incriminés. Rappelons que l’organisateur peut à tout moment contrôler tous les échanges avec la terre, notamment à l’arrivée, ce qui, selon Jacques Caraës, n’a pas été le cas : A ma connaissance, il n’y a pas eu de contrôle, je n’ai pas eu de demande en ce sens du jury ou du comité de course.”

Pour l’entourage du couple enfin, les échanges de messages échangés lors des derniers jours de course, dont la question posée par Clarisse Crémer à son compagnon citée ci-dessus, sont à resituer dans leur contexte. A savoir qu’en raison d’une météo violente en entrée de golfe de Gascogne, la skippeuse, alors 12e de la course avec 1 000 milles d’avance sur son poursuivant immédiat, son team et la direction de course échangeaient pour que l’arrivée aux Sables d’Olonne se fasse dans les meilleures conditions de sécurité.

 

Un règlement à affiner

 

Cette affaire repose en tout cas la question de la définition précise de la non-assistance. Une question qui a d’ailleurs été particulièrement discutée lors de la dernière Vendée Arctique, en juin 2022. Son directeur de course, Francis Le Goff, n’avait ainsi pas caché ses interrogations suite aux échanges qu’il avait eus avec certaines équipes, au point que le conseil d’administration de la classe Imoca du 11 juillet, faisant le bilan de la course, avait indiqué dans son compte rendu, que Tip & Shaft a consulté : On constate que l’on franchit les limites définies par les règles d’assistance“.

Joint ce vendredi par Tip & Shaft, Francis Le Goff confirme : “Lors de cette Vendée Arctique, lorsque les conditions ont commencé à devenir compliquées, il y a eu des échanges entre des teams et des skippers sur la situation météo. C’était d’ailleurs public, j’en avais parlé à plein de monde, à Laura Le Goff (directrice générale de la SAEM Vendée, organisatrice de la course), aux équipes, à Georges Priol (président du jury), pour savoir ce qu’on faisait de ça par rapport à la notion de non-assistance. Aujourd’hui, ça devient incontrôlable, on ne sait plus quand on franchit la limite ou non, ça me préoccupe de plus en plus.”

“On n’a pas attendu l’affaire de cette semaine pour que ce soit un sujet central, indique de son côté Antoine Mermod, président de la classe Imoca. Ça l’avait été avant le Vendée Globe 2020, on avait travaillé avec la commission sportive et le comité course pour essayer de réécrire la règle au mieux.” Ce que confirme un skipper : On avait tout listé ce qui était interdit, on s’est fait avoir sur un truc, l’assistance psychologique : quelques skippers avaient dit qu’ils avaient appelé leur préparateur mental. Or, on ne l’avait pas écrit, mais après-coup, on s’est dit que ça aurait dû être interdit, parce qu’un préparateur mental que tu appelles plusieurs fois dans la course et que tu rémunères, c’est de l’assistance à la performance.”

 

“Tout le monde est en bordure du trait”

 

Dans l’avis de course du Vendée Globe 2024, ce recours est désormais proscrit, le même skipper ajoutant, à propos des travaux sur le sujet : “On se disait vendredi dernier qu’on allait peut-être étendre la déclaration sur l’honneur à l’équipe et plus seulement au skipper pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, on travaille aussi sur l’envoi en direct des datas à la terre qui pose problème.” Jacques Caraës, également impliqué dans ces réflexions, ajoute : “C’est à nous, organisation, fédération et direction de course, de faire l’effort pour clarifier le règlement afin qu’il n’y ait qu’une interprétation et pas 36 000, car j’ai l’impression que tout le monde est en bordure du trait, les familles, les copains, les team managers, les fournisseurs…”

Faut-il autoriser le routage, comme c’est le cas par exemple sur certaines courses en Ultim, à l’instar de l’Arkea Ultim Challenge-Brest ? “L’autorisation éviterait les cas un peu gris, mais mettre en place une cellule dédiée pour assister la performance d’un skipper, ça demande des gens très pointus et c’est extrêmement coûteux, ce n’est clairement pas ce qu’on veut, répond Antoine Mermod. Je ne crois pas que l’essence du Vendée Globe soit de changer cette règle.”

“La non-assistance fait partie de l’ADN de la course”, ajoute David Sineau, un avis partagé par tous nos interlocuteurs, la plupart étant prêts à accepter en contrepartie des contrôles stricts. Tout contrôler ? C’est triste, mais on va y arriver, résume un skipper. Peut-être qu’il faudra faire comme sur The Ocean Race, sans WhatsApp et uniquement avec des mails passant par l’organisateur, c’est dommage, parce que c’est bien d’appeler sa femme et ses enfants à Noël.”

La suite de l’affaire ? Elle est donc désormais dans les mains du jury international qui vient d’être constitué (outre son président Georges Priol, on y trouve Romain Gautier, Cristofol Morales, Liz Procter et Trevor Lewis). A charge pour lui, comme pour toute course, d’entendre Clarisse Crémer – n’ayant pas participé au Vendée Globe, Tanguy Le Turquais n’est pas visé par cette procédure – et de prendre une décision de sanction, ou non. En fonction de la décision du jury, la FFVoile aura la possibilité d’ouvrir une procédure disciplinaire à l’encontre de la navigatrice – toujours soutenue par son partenaire L’Occitane en Provence – et de son mari.

 

Photo : Alexis Courcoux

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