Jason Carrington discute avec Alex Thomson et Quentin Lucet, du cabinet VPLP

Jason Carrington : “Je suis un grand fan des Imoca”

Depuis qu’il a lancé son chantier Carrington Boats en novembre 2017, le carnet de commandes de Jason Carrington ne désemplit pas, entre le Fast40 Ran, le dernier Imoca Hugo Boss pour Alex Thomson Racing et Britannia, le premier AC75 d’Ineos Team UK, sans oublier le deuxième bateau en cours de construction et un Imoca pour The Ocean Race actuellement à l’arrêt (celui du projet baptisé Switchback, arrêté faute de financement, selon nos informations). Tip & Shaft a échangé avec lui.

Jason, comment le chantier tourne-t-il dans la période actuelle ?
Plus lentement que la normale, mais c’est mieux que pas du tout. Nous avons arrêté deux-trois semaines après le premier briefing de Boris (Johnson, le Premier ministre anglais), tout le monde est rentré chez soi et à présent, nous sommes revenus, en sachant que nous allions tous bien. Nous avons un nouvel agent de sécurité à la porte qui prend les livraisons, nous contrôlons la température de chacun et nous avons mis en place deux équipes afin d’avoir moins de monde dans l’atelier.

Combien de personnes travaillent actuellement ?
Si on prend tout le monde, en incluant ceux qui travaillent en bureau, nous avons à peu près 50 personnes en ce moment, mais en réalité, nous n’en avons que deux ou trois dans les bureaux, ceux qui peuvent travaillent chez eux. Nous avons l’impression de bien respecter la distanciation sociale, l’atelier est grand et peut contenir 20 personnes, le seul danger est que les gens veuillent se parler.

Cette crise affecte-t-elle vos deadlines ?
Les timings sont toujours très serrés sur ces bateaux, c’est en permanence un défi. Heureusement, nous étions plutôt en avance avant que cette période ne commence. Nous avions une équipe de nuit depuis le début du projet [celui du deuxième AC75 d’Ineos Team UK, NDLR], donc nous avons réussi à prendre de l’avance, elle a forcément été un peu grignotée, mais ça va, nous sommes encore dans les timings. Le danger pour nous serait d’être forcés à arrêter. Si nous devions nous arrêter pour une certaine période, il deviendrait impossible de terminer le bateau à temps. Pour l’instant, nous sommes toujours sur la bonne voie.

Le bateau d’Ineos est-il le seul sur lequel vous travaillez en ce moment ?
Oui. Nous avons un Imoca ici qui est à peu près construit à moitié, nous continuons à discuter avec ces gars, mais nous ne travaillons pas vraiment dessus en ce moment, nous sommes à plein régime sur le deuxième AC75.

Où en est cet Imoca construit pour The Ocean Race ?
La coque est terminée, environ le tiers de la structure y a été installé, sachant que toute la structure a été construite. Nous n’avons pas encore commencé le pont, son moule est ici.

Ce projet est en suspens, non ?
On va dire qu’il est en attente, c’est la formule la plus appropriée.

Ce bateau serait-il accessible pour un éventuel acquéreur ?
Non, pas encore, mais c’est en quelque sorte ce que nous essayons de faire. Nous avons des relations contractuelles très fortes avec le client, et, même si ses plans ont changé, il a toujours été très juste envers nous. Ce sont des choses personnelles, mais tout a toujours été payé à l’heure jusqu’à présent. Aujourd’hui, le fait est que nous ne pouvons plus faire le travail qui était prévu. Donc nous essayons de trouver un accord qui puisse satisfaire les deux parties. Et évidemment, le fait de terminer le bateau et de pouvoir le vendre serait une bonne option pour lui comme pour nous.

Comment sentez-vous le marché ?
Disons, qu’il y a un mois, The Ocean Race était très tentante et ce bateau aurait été très tentant pour quelqu’un désireux de faire The Ocean Race. D’autant que si vous voulez un Imoca neuf, je dirais que c’est probablement la dernière chance, il y aurait probablement la possibilité d’en faire un autre dans ses moules, mais le temps presse…

Parlons maintenant de l’AC75 : pouvez-vous nous parler de la difficulté pour un chantier comme vous de construire un tel bateau, comparé par exemple avec un AC50 ?
Ils sont beaucoup plus techniques à construire. Cette fois-ci, les équipes se sont retrouvées pratiquement seules pour faire ce qu’elles voulaient, ce qui a abouti à des solutions structurelles très poussées, complexes et légères et rend ces bateaux très compliqués à construire.

Sont-ils les bateaux les plus difficiles que vous ayez eux à construire ?
Oui, je dirais qu’ils le sont. Ce sont des bateaux qui sont très bien conçus, et le sont au fur et à mesure, nous recevons des plans tous les jours, nous en avons reçus aujourd’hui, nous en avions probablement eu la nuit dernière et ce sera pareil demain. Et vous n’avez pas beaucoup de temps pour digérer tout ça. Nous faisons vraiment partie de leur équipe au niveau des procédés de fabrication, nous discutons régulièrement avec eux pour échanger sur la manière de fabriquer les choses et les matériaux à utiliser. Ça fonctionne bien, mais le défi est très élevé.

Revenons aux Imoca : pouvez-vous nous parler des réparations sur le 60 pieds Imoca Hugo Boss d’Alex Thomson ?
C’était intéressant. Les Imoca sont des bateaux très légers quand vous les comparez avec des VO65. Je pense que le poids structurel en composite d’un bon Imoca est de l’ordre de 2 tonnes, c’est ce qu’on vise à peu près. Pour un VO65, je ne connais pas le poids exact, mais je dirais que c’est au-dessus de 3,5 tonnes, ça fait une grosse différence. Les règles permettent d’avoir un bateau beaucoup plus performant. Particulièrement autour de la structure de la quille qui n’est pas aussi définie que ça l’est sur les Volvo. C’est plus ouvert à interprétation, les différents ingénieurs et designers peuvent vraiment pousser aussi loin qu’ils le veulent. C’est pour ça qu’ils sont assez fragiles dans cette zone, mais quand on regarde Hugo Boss, c’était vraiment triste de le voir revenir dans cet état, c’était assez inhabituel de voir un bateau ayant subi autant d’impact. Tu pouvais comprendre comment ça avait cassé, pourquoi ça avait cassé, mais c’était aussi bon de voir qu’il avait réagi à l’impact comme il devait le faire. Dans le chantier de reconstruction, ils ont certainement fait en sorte de renforcer un peu plus, c’est un choix de l’équipe. J’imagine que la structure autour de la zone de quille est maintenant bien plus solide que sur n’importe quel Imoca.

Quelles ont été selon vous les étapes majeures dans la construction des Imoca ces dernières années ?
Je pense que le plan Finot que nous avions construit pour Alex à l’époque [pour le Vendée Globe 2008, aujourd’hui Time for Oceans de Stéphane Le Diraison, NDLR] et celui-ci ont toujours été des bateaux de pointe, c’est ça qui est génial avec ces bateaux, ils étaient déjà à la pointe et le sont devenus encore davantage. Je viens de dire que la construction d’un bateau de la Coupe est très difficile à construire, et c’est vrai, les Imoca ne sont pas aussi raffinés en termes de laminaires vraiment très légères, mais ils restent très délicats autour de la zone de foils, où la structure est énorme. Ce n’est pas particulièrement compliqué, mais il y a beaucoup de procédés et d’énormes charges qui pèsent sur les foils, sans compter qu’il faut aussi faire avec la charge des ballasts. Tu commences à travailler sur cette zone autour des foils quand tu commences à monter la structure primaire et je pense que nous travaillons encore dessus jusqu’à deux semaines avant la mise à l’eau du bateau, cela ne s’arrête jamais. Il y a beaucoup de structure sur la coque, sur le pont, entre les deux, sur les fixations… C’est très intéressant mais c’est un gros challenge. Le plan Finot que nous avions construit avait dû nous prendre neuf ou dix mois, outillage compris, ceux-là, c’est plus de l’ordre de treize mois et demi. Je pense que c’est la même chose pour les autres chantiers, les Français et Persico. Si l’un d’entre eux me dit qu’il arrivait à construire en un an, je luis réponds que je ne suis pas sûr qu’il le puisse vraiment, en tout cas il ne pourrait pas naviguer de manière fiable.

Que pensez-vous des Imoca sur The Ocean Race ? Etes-vous partisan de cette idée ?
Oui, je le suis. Quand je naviguais, la Volvo était vraiment une course pour les classes de développement et j’ai été triste de la voir passer à la monotypie. Je suis vraiment fan des Imoca, on n’a pas forcément besoin d’avoir un tas de bateaux, je pense que quatre ou cinq, ça serait déjà bien. Il y a beaucoup de bons bateaux Imoca déjà en circulation, je pense que certains, même de la dernière génération, pourraient être compétitifs sur la Volvo Ocean Race. Je ne suis pas un expert, mais je pense qu’il y a beaucoup à faire en termes de performances avec les foils. Je ne suis pas sûr qu’il y ait besoin de construire un nouveau bateau pour être compétitif. Après, ce serait bien d’avoir quand même plus d’un ou deux bateaux neufs, mais je pense que ça va être compliqué vu le timing actuel.

De votre point de vue, quelles différences voyez-vous entre les bateaux de la dernière génération et lesquels seraient pour vous adaptés pour The Ocean Race ?
Si tu les regardes de derrière, ils sont assez proches au niveau de la forme de coque, je ne pense pas qu’il y ait tant de différences. Elles se voient plus au niveau de la configuration des ponts, des systèmes pour gérer les voiles. Sur The Ocean Race, comme c’est en équipage, tu peux pousser le bateau plus fort, c’est quand même la grosse différence, mais ce n’est pas quelque chose d’ingérable [de configurer un bateau de solitaire pour l’équipage, NDLR]. Même le bateau d’Alex, qui est quand même assez extrême car vraiment typé pour être mené en solitaire, ça ne serait pas un boulot insurmontable, je suis sûr qu’il pourrait être compétitif sur The Ocean Race.

Avez-vous déjà discuté de ça avec Alex ? Que devriez-vous adapter pour configurer le bateau en solitaire ?
Je ne pense pas qu’Alex ait des plans en ce sens-là, nous n’en avons pas discuté. Mais je suis sûr que c’est faisable. Tu pourrais très bien faire le Vendée avec un pont et un cockpit faits pour ça et dans le même temps construire quelque chose de plus adapté à The Ocean Race. C’est un peu plus compliqué que ça, mais certainement faisable.

Le fait d’avoir construit sept bateaux pour le tour du monde vous rend-il moins stressé quand vous les suivez en mer ?
Non, je m’inquiète comme un fou. C’est toujours compliqué de construire un bateau puis de naviguer dessus, mais au moins, vous naviguez dessus et vous comprenez ce qui se passe. Alors que quand vous le construisez pour le transmettre à quelqu’un d’autre, on s’inquiète toujours de ce qui va se passer.

Les bateaux sont-ils toujours vos « bébés » ?
Oui. Mais vous vous inquiétez aussi pour les gars qui les pilotent. Je m’inquiète pour Alex, parce que son bateau, aussi rapide qu’il soit, n’est pas une science exacte, on ne sait jamais trop ce qui va se passer quand il va être poussé dans ses limites.

Un mot pour finir sur le marché international dont vous être un des acteurs avec notamment Persico Marine, êtes-vous compétitifs par rapport à eux ?
Nous échangeons beaucoup, particulièrement avec Persico, avec qui nous avons une très forte relation, je suis très ami avec Marcello (Persico, vice-président) et Mark (Somerville, cadre dirigeant) avec qui on se parle toutes les semaines, j’ai construit des bateaux avec eux. Nous comparons nos tarifs et nous avons des procédés de développement proches. Bien sûr, ce sont des concurrents, mais ce sont surtout des amis et nous nous partageons souvent le travail. Nous avons eu des périodes calmes pendant lesquelles ils nous ont confié du travail, nous l’avons aussi fait dans l’autre sens, et je pense que c’est très sain. C’est aussi vrai avec les Français. Nous n’avons jamais vraiment travaillé avec eux, mais nous avons été en discussions, nous leur avons envoyé du matériel, eux aussi, c’est un environnement très amical. Il n’y a pas tant de chantiers que ça, j’ai le sentiment que nous pouvons tous travailler ensemble et nous entraider. Je pense que nous souhaitons tous le succès de l’autre, je serais très triste d’entendre un de ces chantiers s’arrêter au bord de la route, je pense que c’est la même chose de leur côté.

Photo : Alex Thomson Racing

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